GoGo Penguin, drôle de nom de scène pour un trio jazz. Derrière ce pseudonyme étonnant et quelque peu racoleur se cache pourtant un groupe au projet ambitieux, celui de trois gars de Manchester : Chris Illingworth, Nick Blacka et Rob Turner. Un piano, une contrebasse et un batterie pour un résultat à la fois expérimental et accessible, entre compositions déstructurées et textures électro-acoustiques.
Revendiquant les influences de Brian Eno, Massive Attack et Aphex Twin, le son de Gogo Penguin tend ainsi à faire tomber les barrières existantes entre Musiques actuelles et Jazz moderne, n’en déplaise aux puristes du genre. Pari réussi pour le reste, notamment en ce qui concerne le public de l’Ubu qui s’est arraché les derniers billets du concert de ce soir il y a plus d’un mois.
Le trio jouit effectivement d’une certaine notoriété depuis la signature en 2016 de leur troisième album Man Made Object sur le prestigieux label de jazz Blue Note Records. Ils s’étaient auparavant fait remarqués dès 2012 pour Fanfares puis avec V2.0 (Gondwana records, 2012 et 2014) qui leur avait valu une nomination au Mercury Awards aux côtés de Damon Albarn, Jungle et Young Fathers.
Fidèle à ses prédécesseurs, A Humdrum Star (Blue Note, 2018) reprend le schéma harmonique qui a fait le succès du groupe : un piano jouant simultanément une mélodie cristalline et un riff minimaliste, sur lequel s’appuient à contretemps une basse électrique et des rythmes cinglants. Et derrière le déploiement quasi-machinal de ces instruments se dessine une structure rythmique qui n’est pas sans rappeler celle de la musique électronique. A l’image de Window, les compositions hybrides de Gogo Penguin naissent ainsi de la dualité entre une architecture singulière et un son acoustique électrifié. Sublimé par les variations instrumentales des musiciens manchots, l’album dégage une intensité cinématographique, une tension qui exprime avec brio l’urgence du monde qui nous entoure.
“Nous recréons de la musique électronique sur des instruments acoustiques. C’est comme un objet créé par l’homme qui s’est humanisé.” – Chris Illingworth, pianiste de GoGo Penguin
Alors au soir de leur concert rennais, on est bien sûr très enthousiaste à l’idée de découvrir en live les compositions millimétrées du groupe. Et dans l’ambiance moite de l’Ubu, chacun se presse et joue des coudes pour obtenir la meilleure place, celle qui ne lui fera perdre aucune miette de la performance qui se prépare.
Il est vrai que le jeu des trois pingouins donne autant à voir qu’à entendre. Dès le premier morceau Raven, on est bluffé par la justesse et la puissance rythmique du contrebassiste qui tantôt caresse, tantôt triture les cordes graves et mélodieuses de son instrument. Les yeux rivés sur lui, le batteur ajuste ainsi ses caisses claires et ses cymbales avec une précision inouïe. Mais la performance la plus impressionnante reste celle du pianiste Chris Illingworth qui, de sa deuxième main droite joue en boucle une ligne mélodique épurée et improvise de l’autre ses solos harmonieux.
Les morceaux de l’album se suivent avec le magnifique Bardo, puis l’excellent Strid qui dévoile un peu davantage la capacité du trio à varier les rythmes et les séquences à la manière du break-beat. Protest explore quant à lui des sonorités rock appuyées par une basse abrasive et les accords sourds du piano. Quelques mots en français adressé à la foule déjà en transe avant de reprendre sur A Hundred Moons, délicieuse ballade enlevée d’un rythme délicat et feutré.
Bordé par les mélodies lointaines du piano, on lâche prise avant de glisser dans une rêverie qui nous ferait presque oublier l’état de confinement actuel de l’Ubu. Hopopono, titre majeur du second album vient enfin clore la prestation magistrale du club pingouin sous les applaudissements émus du public.
Serait-ce notre condition de néophyte du jazz ou bien la qualité sonore apportée aux arrangements du groupe qui nous fait porter un jugement aussi peu nuancé sur la prestation du soir ? Qu’importe, on en sort nous aussi bouleversé tant par la puissance acoustique du trio que par la maturité de ses compositions.
Loin d’être gogo et encore moins d’être manchot, GoGo Penguin porte décidément bien mal son nom.
JAH