Nils Frahm @ Corn Exchange, Cambridge (UK)

Nils Frahm le savait : son premier concert en Grande-Bretagne était attendu. Comme le sont désormais chacune de ses performances, lui qui peut se targuer de jouer à guichet fermé à chacune de ses dates européennes. Il faut dire que le succès est indéniable : son nouvel album All Melody (Erased Tapes, 2018) est encensé par la critique qui voit en lui l’une des figures de proue de la scène électronique contemporaine. Il y a de quoi, All Melody est un disque lumineux où se côtoient des compositions vibrantes, à la confluence du classique et du moderne, comme les deux faces d’un même homme qui a la musique au bout de ses dix doigts.

All Melody - Nils Frahm (Erased Tapes, 2018) | Alternative Lads
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En pénétrant sous les lumières du Corn Exchange de Cambridge, nous pensions tout savoir sur Nils Frahm. Comme à son habitude, après un timide « bonsoir », il débute par une mélodie feutrée, qu’il file dans un silence d’église. Puis il s’interrompt net, et entame un long discours. On ne l’imaginait pas aussi bavard. Mais l’allemand est enthousiaste et révèle au fil des mots un humour que nous ne lui soupçonnions pas : « A la fin du concert, ça ne sert à rien de me rappeler, je reviendrai quand même. Enfin si, j’aimerais bien être applaudi. Vous savez, on s’emmerde vraiment derrière le rideau. Je ne sais pas ce que font les artistes quand ils attendent tout ce temps : moi, je me fais chier. Alors, plus vous applaudissez, et plus je reviendrai vite ! » La salle est séduite par le charme sans prétention dont il fait preuve. Sans plus tarder, il s’attèle à la tâche qui l’attend ce soir : faire revivre en live ses morceaux aériens que l’on croirait composés pour un orchestre entier.

Le setup, désormais, se complique car le nombre de pianos excède l’entendement, le tout couplé à des machines d’un autre temps, sur lesquelles Frahm tourne avec aisance une foule de potentiomètres. Il a même un orgue en coulisse, relié à la scène par des micros. « Mais je n’ai plus la place pour le traîner sur scène » ironiste-t-il. La structure des morceaux, elle-aussi, se densifie : les couches musicales se multiplient et se superposent, et l’allemand ne rechigne plus à emprunter des kicks à la techno pour décupler la puissance de ses compositions. Le public, bien qu’assis, tape du pied, les têtes se balancent de gauche à droite, accompagnées d’un jeu de lumière grandiose qui trône au-dessus du pianiste.

Nils Frahm @ Cambridge Corn Exchange | Instagram – nils_frahm : “start Of the Uk Leg 🇬🇧”, 19.02.18

Il est vrai que l’on peut un temps se demander si Frahm garde la maîtrise sur tout ce qu’il fait, tant sont nombreux les instruments qu’il manipule au sein d’un même morceau. Mais les doutes, du reste peu légitimes, sont vite balayées : il saute d’un piano à l’autre, d’une machine à l’autre avec l’aisance d’un félin. Frahm se donne à corps perdu dans une musique qu’il arrache à une matière brute : celle des sonorités déviantes, qui ont fait la renommée des premiers synthétiseurs, tels que pouvait en employer Kraftwerk à ses débuts.

Et lorsque le climax de Says retentit dans l’atmosphère centenaire du Corn Exchange, le public retient son souffle, happé par la profondeur sidérale qu’il révèle à chaque nouvel accord de cette longue nappe en do mineur. Il faut le dire : personne au monde ne fait mieux du Nils Frahm que lui-même. Et la notoriété grandissante dont jouit l’allemand n’est pas appelée à disparaître : Frahm est à la mesure de ce qu’il joue, grand et pourtant intime, précaire parce que souverain. On le sait déjà : on parlera encore de ses œuvres dans cinquante ans.

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Artwork de l’album Spaces – Nils Frahm (Erased Tape, 2013) ©FELD

Les dernières percussions de Toilet Brushes — remarquable morceau joué en frappant les cordes du piano grâce à des brosses — retombent, l’audience se lève et l’ovationne.

Et le concert déjà fini, sous la pluie drue de l’hiver anglais, on se rassure comme on peut : Nils Frahm est annoncé comme l’une des premières têtes d’affiche de l’édition été de la Route du Rock. Nous on y sera : c’est promis.

Thibault LF